Une histoire de la ponctuation : point d’ironie et point de doute, la ponctuation poétique

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Une histoire de la ponctuation : point d’ironie et point de doute, la ponctuation poétique

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"L'art de la ponctuation" : de la ponctuation non standard créée par l'agence de design graphique Luciole.
"L'art de la ponctuation" : de la ponctuation non standard créée par l'agence de design graphique Luciole.
- Agence Luciole - Camille Laprée

Au XVIIIe siècle, la ponctuation est soudainement normée. George Sand la première proteste contre cette mise au pas du style imposée par les imprimeurs. Des poètes inventifs s'attellent de leur côté à renouveler la ponctuation : les points d'ironie, de doute ou exclarrogatif apparaissent.

Il y a le point classique, le point d’interrogation, le point d’exclamation… Mais il existe également tout un pan de la ponctuation parfaitement méconnu. Surnommée "ponctuation non-standard”, elle propose des marques de ponctuation étonnantes, du point d’ironie au point de dépit mêlé de tristesse, sans oublier l’exclarrogatif ou le point d’amour.

Ces nouveaux signes naissent pour l’essentiel au cours du XIXe siècle, dans un mouvement de réappropriation de la ponctuation de la part des auteurs et plus spécifiquement des poètes. Car depuis que Gutenberg a inventé l’imprimerie, la ponctuation, laissée à la libre appréciation des moines copistes tout au long du Moyen Âge, s’est soudainement normée. Il n’est plus question de ponctuer à l’envi, mais bel et bien de suivre des règles. C’est particulièrement le cas au XVIIIe siècle, où grammairiens et typographes se targuent de créer la ponctuation moderne, celle que nous utilisons encore de nos jours. “Au XVIIIe siècle, un aspect d’ordonnancement du discours et de la dimension grammaticale apparaît, explique Myriam Ponge, linguiste au Laboratoire d’Etudes Romanes de l’université Paris VIII. "La dimension de logique orale qui préexistait reste un temps en place, mais cet aspect va disparaître au XIXe siècle : pour les éditeurs, c’est la logique et la clarté du propos qui doit prédominer”. En somme, les éditeurs privilégient la syntaxe, quitte à alourdir la phrase avec de nombreuses virgules, au détriment d’une ponctuation qui, jusqu’alors, continuait de s’inspirer de l’oralité.

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Le réquisitoire de George Sand

Depuis le XVIIe siècle et la mainmise des imprimeurs sur la ponctuation, de nombreux auteurs ont choisi, plus ou moins sciemment, de leur laisser la tâche parfois jugée ingrate de ponctuer leurs textes. C’est la romancière George Sand qui, la première, vient contester l’accaparement des éditeurs sur la ponctuation. Dans une lettre, elle défend avec fougue sa volonté de ponctuer comme bon lui semble :

  • On a dit “le style c’est l’homme”. La ponctuation est encore plus l’homme que le style. La ponctuation, c’est l’intonation de la parole, traduire par des signes de la plus haute importance. [...] L’instinct de l’orateur intelligent le guide avec certitude et sans qu’il ait besoin de se reporter à aucune règle écrite.

La réponse des imprimeurs, relève la linguiste Nina Catach dans La Ponctuation, ne se fait pas attendre. Ces derniers fustigent “les ponctuations sentimentales et fantaisistes”, et jugent la discipline “trop importante pour l’abandonner aux caprices des écrivains qui, la plupart, n’y entendent pas grand-chose. On verrait de belles choses si on laissait aux auteurs la responsabilité de leur ponctuation !”

L’ironie mordante des imprimeurs ne va pas empêcher certains écrivains et poètes de s’emparer du sujet. Car les démêlés de l’autrice de La Mare au diable marquent bien “un changement du statut de la ponctuation dans un texte littéraire, précise la linguiste Isabelle Serça dans La Ponctuation : petit tour d’horizon. Au XIXe siècle, et plus particulièrement au tournant du siècle, prosateurs et poètes frayent la voie en posant la ponctuation si ce n'est au centre de leurs préoccupations, du moins comme objet digne de leurs interrogations, alors que jusque- là, ponctuation et division sont considérées comme parties négligeables.”

“Si George Sand s’insurge, c’est surtout pour insister sur le fait que les auteurs, par le biais de la ponctuation - ça nous paraît évident aujourd’hui, mais ça ne l’était pas à l’époque - expriment une part de leur originalité, surenchérit Myriam Ponge. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la voix de l’écrivain, son rythme. Elle a essayé de défendre cette voix contre une application très stricte des règles.”

George Sand, vie singulière d’une auteure majuscule
1h 49

Apollinaire et Mallarmé : le choix de l’imponctuation

L’écrivaine ouvre ainsi la voie à une réflexion sur la place de la ponctuation dans la littérature, dans laquelle vont s’engouffrer d’autres auteurs et poètes, parmi lesquels Apollinaire ou Mallarmé. Le premier supprime ainsi la ponctuation des poèmes d’Alcools, afin de signaler son mépris pour ces outils et laissant à la majuscule le soin de jouer le rôle de point ou, à l’inverse, usera d’une typographie excessive dans son poème intitulé Calligrammes.

"Voyage", dans "Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)", de Guillaume Apollinaire, en 1918.
"Voyage", dans "Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)", de Guillaume Apollinaire, en 1918.
- Guillaume Apollinaire
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Mallarmé, de son côté, supprime dans Un coup de dés jamais n'abolira le hasard toute ponctuation, dans une démarche poussant à l’apogée la place du blanc en poésie. “Le lieu par excellence où on va interroger la ponctuation, c’est la poésie et ce qui est intéressant chez Mallarmé, avec Un coup de dés, c’est le fait d’ériger le poème à hauteur de poème typographique, avec une ponctuation de pages, estime Myriam Ponge. Il y a là des formes de ruptures, fascinantes et intéressantes, mais qui sont du domaine de la poésie.”

Mallarmé supprime toute ponctuation à l'exception du blanc, avec lequel il expérimente dans "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard".
Mallarmé supprime toute ponctuation à l'exception du blanc, avec lequel il expérimente dans "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard".
- Textualites

Baudelaire, en 1857, refusait les modifications de son éditeur, arguant de l’originalité de sa ponctuation qui “sert à noter non seulement le sens, mais la déclamation”. Louis Aragon, dont Strophes pour se souvenir est dénué de ponctuation, justifie simplement ce parti-pris : "J’aime les phrases qui se lisent de deux façons et sont par là riches de deux sens entre lesquels la ponctuation me forcerait à choisir."

La poésie, donc, se défie des conventions imposées par les imprimeurs. “La ponctuation, au départ, est un système de renfort de l’écriture qui permet, lorsqu’elle est bien employée, de guider le lecteur, rappelle la linguiste Myriam Ponge. Mais tout l’intérêt des écrivains et des perspectives expérimentales, c’est justement de dérouter le lecteur de l’inviter à se questionner sur son rapport à l’écriture, sur des formes d’automatismes dont on essaie de le défaire."

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Une ponctuation imparfaite ‽

Si les poètes, en premier chef, se permettent de jouer avec la ponctuation, voire de la supprimer, beaucoup d’écrivains estiment quant à eux que cette dernière est tout simplement insuffisante pour rendre compte, sur le papier, de la complexité de l’oralité. Trop ambiguë, il convient alors de l’enrichir avec de nouveaux signes. “Depuis le célèbre réquisitoire de Sand contre ses éditeurs, les écrivains du XXe siècle ont repris possession de la ponctuation et pu faire à nouveau valoir la liberté d’un style, éventuellement plus oral, assure Myriam Ponge. Le système de ponctuation n’en reste pas moins insatisfaisant pour la plupart des auteurs ; selon Paul Valéry, ‘notre ponctuation est vicieuse. Elle est à la fois phonétique et sémantique et insuffisante dans les deux ordres'."

Rien d’étonnant, donc, à ce que de nombreux écrivains, au fil des siècles, se soient essayés à proposer de nouveaux signes de ponctuation. “Les points auxquels ils s’attaquent ne sont pas forcément des points logiques auxquels ils voudraient donner une autre valeur, précise la linguiste. Ce sont des points un peu intonatifs, qui ont une dimension expressive. On va ainsi essayer d’élargir la gamme à partir du point d’exclamation ou d’interrogation, pour les décliner avec des points d’humeur.”

Dès 1708, le maître de langue Sieur de Grimarest, dans son Traité du Récitatif, évoque ainsi la nécessité d’enrichir le système de ponctuation :

  • Il seroit à souhaiter que l’on eût encore admis dans notre Langue des Points de commandement ; d’ironie, de mépris ; d’emportement ; d’amour, & de haine ; de joie, & de douleur : la lecture en seroit beaucoup plus aisée & l'on donneroit à sa prononciation le sens qu'un Auteur auroit mis dans son ouvrage : Au lieu qu'incertain de ce qui va suivre, un Lecteur manque souvent le ton nécessaire à l'expression.

Rousseau lui-même, dans son Essai sur l’origine des langues, débuté en 1755, plaide pour un perfectionnement de la ponctuation grâce à l’ajout d’un point “vocatif”, permettant de faire la différence entre une personne que l’on nomme, et une personne que l’on interpelle.

Le point d’ironie “⸮”

Dès 1841, le lithographe belge Marcellin Jobard envisage de nombreux nouveaux signes de ponctuation émotionnels parmi lesquels les points d’ironie, d’irritation, d’indignation et d’hésitation, tous représentés par une flèche orientée dans des sens différents. Ses propositions, faites à l’Académie, restent cependant lettre morte. Le point d’ironie que le lithographe évoque fait pourtant l’objet d’une demande récurrente. Comment comprendre à coup sûr l’intention ironique dans un texte ? C’est le poète et critique d’art français Alcanter de Brahm qui, en 1899, propose enfin un point destiné à marquer l’ironie : le “⸮”, sorte de point d’interrogation inversé et à l’arrondi plus bas, marque cette forme d’humour caustique.

Paradoxalement, le but même de l’ironie étant d’être difficile à percevoir, la création d’un point spécifique en contrefait le sens et prive le lecteur du plaisir de l’interprétation. Ce qui n'empêche en rien le point d’ironie créé par Alcanter de Brahm de connaître un certain succès, au point d’être répertorié dans le Nouveau Larousse Illustré, au cours du XXe siècle.

La définition d'ironie, avec le point imaginé par Alcanter de Brahm, dans le Nouveau Larousse illustré, 1897–1905.
La définition d'ironie, avec le point imaginé par Alcanter de Brahm, dans le Nouveau Larousse illustré, 1897–1905.
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Amour, autorité, doute ou exclarrogatif : des points à l’envi...

En matière de création de signes de ponctuation, l’écrivain et romancier Hervé Bazin reste certainement l'un des auteurs les plus prolifiques. Dans son essai Plumons l’oiseau (1966), il propose ainsi six nouveaux signes de ponctuation. Le point d’ironie y figure alors, avec une nouvelle graphie, mais Hervé Bazin ajoute également le point d’amour, le point de conviction, le point d’autorité, le point d’acclamation ou encore le point de doute, sorte de lettre d’epsilon (Ɛ) inversée surmontant un point classique.

Les points imaginés par Hervé Bazin dans "Plumons l'oiseau", en 1966.
Les points imaginés par Hervé Bazin dans "Plumons l'oiseau", en 1966.
- Grasset

“Avec Plumons l’oiseau, le but d’Hervé Bazin est aussi de montrer qu’il existe une grande différence entre l'oral et l'écrit, justifie Myriam Ponge. Il donne à ces signes une place particulière dans cet ouvrage-là, montre l'emploi qu'on peut leur donner, donne des petits exercices pour les employer, c'est assez drôle à lire !”

Hervé Bazin n’est évidemment pas le seul à inventer ses propres points. Queneau crée de son côté le point d’indignation, qui consiste en un point d’exclamation retourné, tandis que l’écrivain et poète français Michel Ohl, membre du collège de pataphysique, imagine un point d’aisance, qu’il surnomme “point de merde”. Plus récemment encore, dans leur ouvrage L’Art de la ponctuation (qui a par ailleurs été très utile à la rédaction de cette série d’articles), Olivier Houdart et Sylvie Prioul imaginent en 2006 un “point de dépit mêlé de tristesse”, qui consiste en trois points alignées verticalement “ ⋮ ”.

Beaucoup de ces points relèvent plus de l’essai figuratif, d’une démarche poétique, que d’une véritable intention de révolutionner la ponctuation. Si le point d’ironie est parvenu, sinon à s’imposer, à se faire une petite place, les points de ponctuation non standardisés, non-adoubés par les imprimeurs, sont restés inconnus du grand public.

Preuve en est : parmi les signes sus-cités très peu d’entre eux sont disponibles dans des polices de caractères informatiques, à l’exception notable du point exclarrogatif “ ‽ ”, ou interrobang, qui permet de ponctuer une phrase interrogative et exclamative à la fois, et qui fut inventé en 1962 par l’Américain Martin K. Speckter dans l’espoir de donner plus d’impact à ses campagnes publicitaires.

Sur son site, l'"Indéprimeuse" propose des affiches du "Petit musée de la ponctuation sauvage", regroupant plusieurs points de ponctuation non-standard.
Sur son site, l'"Indéprimeuse" propose des affiches du "Petit musée de la ponctuation sauvage", regroupant plusieurs points de ponctuation non-standard.
- L'Indéprimeuse.

S’amuser avec la ponctuation

Tous ces signes de ponctuation novateurs, imaginés depuis le XIXe siècle, ont cependant échoué à s’imposer dans la ponctuation moderne. “On est loin d’un changement de système, relève la linguiste Myriam Ponge. Il s’agit plutôt d’un lieu de créativité. Chacun y va de son invention. C’est quelque chose d'amusant, finalement, dans cette démarche-là, mais pour la langue ça n'apporte pas grand-chose. Ça n'a rien introduit d'autre, on reste avec un système limité, mais qui est assez performant pour ce que l'on a à faire.”

Au XXIe siècle, la ponctuation n’a plus rien d’un enjeu entre éditeurs et auteurs, et les graphistes ou typographes designers sont libres de s’amuser avec la ponctuation sans craindre l’ire des imprimeurs. C’est d’ailleurs ce que propose le designer typographique Thierry Fetiveau, en imaginant une superbe police de caractère nommée Andersen, destinée à la lecture de contes pour enfants, qu’il accompagne de 13 nouveaux signes de ponctuation.

La ponctuation de la police de caractère Andersen, imaginée par le designer typographique Thierry Fetiveau.
La ponctuation de la police de caractère Andersen, imaginée par le designer typographique Thierry Fetiveau.
- Thierry Fetiveau

Du point d’ironie d’Alcanter de Brahm au point d’exaspération de Thierry Fetiveau, il faut cependant bien reconnaître qu’à notre grand désarroi, les signes de ponctuation émotionnels ont échoué à s’imposer dans nos standards modernes. Dans l’épisode suivant, nous verrons qu’en matière d’évolution de la ponctuation, il faut regarder ailleurs ;)