2020 signera-t-elle la fin des influenceurs ?

Chiara Ferragni et ses 16 millions d’abonnés Instagram affolent la mode

Chiara Ferragni et ses 16 millions d’abonnés Instagram affolent la mode P. LE FLOCH/SIPA

Les consommateurs s’en méfient, les marques s’en détournent, les géants de la tech s’en séparent... Enquête sur la fin (pronostiquée) d’une idylle.

Comme souvent avec les ruptures, les signes précurseurs sont d’abord épars, presque invisibles. Et les intéressés ne veulent pas les voir. Depuis cinq ans, en France, aux Etats-Unis, en Chine et ailleurs, les marques, en particulier dans le domaine du lifestyle et de la mode, flirtent de manière poussée avec les « influenceurs ».

Ces entreprises, qui vendent des produits et des services bien réels, travaillent avec des personnalités dans l’espoir de bénéficier de leurs réseaux de fans. Elles leur envoient gratuitement les produits en question, leur offrent des services, collaborent avec elles ou les invitent à des événements afin qu’elles en parlent sur les réseaux sociaux. En mars dernier, 150 de ces influenceurs ont assisté au défilé Chanel en hommage à Karl Lagerfeld. Cela s’appelle le « marketing d’influence » : l’entreprise, afin de gagner en visibilité, achète l’influence supposée de l’individu auprès de sa communauté.

Publicité

Pour qui n’aurait pas encore entrevu cette nouvelle métamorphose de l’économie de marché, il suffit d’imaginer une version rémunérée du bon vieux bouche-à-oreille par écran interposé. Ces relations sont parfois informelles - le simple envoi de vêtements au moment de leur lancement en magasin - ou font l’objet de contrats en bonne et due forme.

Avec la toute-puissance d’Instagram, ce marché s’est développé à vitesse grand V et devrait atteindre selon les estimations les plus optimistes 10 milliards d’euros en 2020. L’Oréal travaille depuis quelques années avec des centaines d’influenceurs et conçoit avec certains d’entre eux des produits vendus en grande surface… Cela peut représenter jusqu’à 40 % de son budget média. Ainsi, de nombreux jeunes connectés en ont fait leur profession. Certains sont très connus, comme Chiara Ferragni (16,2 millions d’abonnés), d’autres moins comme Jeanette Madsen (158 000 abonnés). S’ils sont moins puissants, les micro-influenceurs sont très utiles pour qui veut atteindre une cible précise.

A LIRE AUSSI : Dans les coulisses des « Influenceurs Awards »

Aujourd’hui, des cours d’« influence » sont dispensés dans les écoles de marketing et des entreprises gérant ce business comme L’Agence des Influenceurs, Social Zoo ou Reech ont désormais pignon sur rue. Voilà pour le tableau idyllique : les posts et les selfies ne sont plus seulement égocentriques, ils peuvent valoir des milliers d’euros, lancer des produits, consacrer des lieux et des modes.

Place au doute

Mais à y regarder de plus près, on distingue néanmoins plusieurs accrocs sur la toile. En janvier dernier, Elinor Cohen, consultante en marketing américaine, publiait un texte retentissant sur le fait que « les influenceurs n’influencent personne » au contraire d’individus « disposant de savoir et d’expertise ». Elle remettait notamment en question le nombre de followers comme indicateur de puissance.

Publicité

En France, le quotidien « les Echos » a, le premier, tiré la sonnette d’alarme en publiant un article intitulé « Les influenceurs à l’ère du doute », racontant comment les marques, échaudées par des soupçons de tricherie et de complaisance à leur égard, prennent leurs distances.

Le journal s’appuie notamment sur les conclusions de l’étude « les Tendances Social Media 2019 » de Kantar Media. Si en janvier et février 2017, Dolce & Gabbana avait, ultime preuve d’adoubement, fait défiler des dizaines d’influenceurs et influenceuses en lieu et place de mannequins professionnels à la fashion week de Milan, la marque leur a cet hiver fermé l’accès de son défilé femme.

En 2017, Dolce & Gabbana faisait défiler une cinquantaine d’influenceurs à Milan

En 2017, Dolce & Gabbana faisait défiler une cinquantaine d’influenceurs à Milan GIUSEPPE CACACE/AFP

Autre élément troublant, la multiplication d’affaires révélant le gonflement systématique du nombre de followers des intéressés. Le 1er mars, c’est Facebook qui annonce attaquer en justice quatre sociétés basées en Chine soupçonnées de vente de faux abonnés. Le réseau social s’appuie notamment sur une décision du parquet de New York, qui a établi un mois plus tôt l’illégalité de la vente de faux abonnés.

Du désamour...à la détestation

Ces premiers signes de désamour laissent peu à peu place à la détestation. En 2017, le monde entier assiste au lancement du Fyre Festival, présenté comme un luxueux festival de musique aux Bahamas et promu par Bella Hadid, Emily Ratajkowski ou encore Kendall Jenner (plus de 150 millions de followers à elles trois). L’événement tourne au fiasco (voir le documentaire « Fyre, the greatest party that never happened » sur Netflix). Les premiers clients arrivés sur l’île de Great Exuma ont révélé que le ticket d’entrée à 1 000 euros minimum donnait droit sur place à des installations vétustes dignes d’un camping et des transports en bus scolaire. Sur les réseaux sociaux, les internautes se sont vengés en postant des commentaires haineux ou des images taggées « expectations vs reality » (« attentes vs réalité »).

Publicité

Plus près de nous, ce sont des habitants de lieux prisés par les influenceurs pour leur photogénie ou des hôtels outrés par les exigences des invités qui se retournent contre eux. Ainsi, les riverains de la très « instagrammable » rue Crémieux, dans le 12e arrondissement parisien avec ses maisons aux couleurs pastel, font régulièrement la chasse aux envahisseurs. Rassemblés en association, ils ont demandé de l’aide à la mairie de Paris et ont créé le compte Instagram Club Crémieux pour se moquer de leurs visiteurs.

L’obsession des marques pour l’insaisissable millenial

Mais cette méfiance n’est pas uniquement l’apanage de ceux qui côtoient cette caste ultra-connectée. Selon Vincent Cocquebert, journaliste et auteur du livre « Millennial burn-out » (éd. Arkhé), celle-ci est plus profonde qu’il n’y paraît. A ses yeux, on commence à assister à un dialogue de sourds entre deux générations :

« Le marketing jeune est devenu obsessionnel pour les anciennes marques. Elles courent depuis longtemps après des cibles fantomatiques, les 15-30, les 18-25, les millennials… persuadées qu’il s’agit à chaque fois de consommateurs monolithiques. Or les études les plus récentes démontrent que ceux-ci changent très vite de comportement d’achat et qu’ils ont bien plus confiance dans les conseils de leur famille et de leurs amis que dans ceux des influenceurs… On est face à une stratégie désespérée de rattraper le wagon de la modernité. »

Encore une fois, la fameuse règle du « Suis-moi, je te fuis, fuis-moi, je te suis » prévaut en amour comme en marketing.

Publicité

Arnaud Sagnard

Annuler